Etrange tranche de vie

Était-ce en été, au printemps, au début de l’automne ? Je ne m’en rappelle pas. Peu importe. Nous sommes en fin d’après-midi, une belle après-midi comme je les aime. Ensoleillée, pas ou bien peu de vent d’autan ! C’est que nous sommes à Toulouse, alors quand ce maudit vent nous épargne, nous lui sommes redevables, et nous aurions bien tort de nous priver d’une petite balade en ville… Rose, comme ce surnom qui lui va si bien. Il n’y a qu’à regarder autour de nous. Nous sommes rue du Poids de l’Huile, autrement dit plein centre, à mi-chemin entre deux fameuse places, la place du Capitole à l’ouest, la place Wilson à l’est. On peut tourner la tête à droite, à gauche, regarder devant soi ou bien retourner sur ses pas, ce n’est que du rose, rose de ces briques de terre cuite qui tapissent les murs de bien des bâtiments du centre-ville. Je me promène avec Gilles. Les passants se déversent tranquillement dans les ruelles, tout autour de nous. C’est une après-midi plutôt calme, et nous nous promenons sans but précis, tuant le temps d’agréable manière comme bien d’autres gens. Nous évitons de succomber à l’appel du shopping et de ces magasins qui nous encerclent eux aussi. Je n’ai pas de mérites particuliers à cela, le shopping n’a jamais été mon dada, alors ce n’est pas par ce temps que je vais me cloîtrer dans une cabine d’essayage. Tout est tranquille, trop tranquille. Tellement tranquille que le moindre fait étrange ne manquerait pas de me faire sursauter ou à tout le moins sortir de ma torpeur.

Soudain, j’entends une petite mélodie parvenir à mes oreilles. Elle est très faible, certes, mais d’un coup mon alarme interne se déclenche. J’ai cette sensation d’un bruit familier et la désagréable impression que mes neurones pédalent dans le vide à chercher vainement le nom de cette musique que j’ai entendue un nombre incalculable de fois. D’ailleurs, plus de doutes, nous nous approchons de l’épicentre de cette turbulence musicale. C’est pour moi un petit tremblement de terre, car cette musique, je m’attendais à l’entendre partout sauf ici ! Des badauds forment déjà un cercle autour des musiciens. Un bien étrange attroupement pour une étrange bande de joyeux lurons ! Combien sont-ils ? 6 ou 7 je pense. C’est que ça remonte cet événement mine de rien. En moyenne des trentenaires, au look pour moi indéfinissable. J’ai un souvenir de vêtements bariolés, de tissus mal fagotés qui leur donne un style d’amuseurs de galeries. Ce qu’ils sont à n’en pas douter. Ce qu’ils sont aussi…talentueux. Nous nous sommes approchés derrière le premier cercle qui constitue le public de ce petit groupe. La même musique se déverse toujours en plein cœur de Toulouse, plus précisément au croisement entre notre rue du Poids de l’Huile et la rue d’Alsace-Lorraine. Nous nous situons en face du Virgin. Un bon coin pour attirer les flâneurs ! Un endroit idéal pour faire sa pub. La bonne humeur de nos musiciens est en tout cas communicative. Le public semble emballé. Un large sourire s’inscrit sur chacun de ces visages !

Mais quelque chose cloche, depuis le début. Comme je l’ai dit, cette musique, que je reconnais désormais, je ne m’attendais à l’entendre ici, à cette heure-ci, et encore moins en face de ce public-là ! Pour faire simple, et pour souligner le talent de nos artistes, ces derniers s’amusent à interpréter quelques tubes rock voire hard rock, à leurs manières, c’est à dire sans guitares, sans basses, sans batteries, qui sont très majoritairement les instruments de base des groupes rock. Et qu’utilisent-ils à la place ? Mon souvenir est flou. Sans doute me trompé-je. Mais je les qualifierais de percussionnistes entre autres choses, utilisant notamment des tams tams, peut-être des djembés, mais aussi des trompettes. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, la magie prend. On s’y croirait. Leurs interprétations sont sans fautes, au moins pour mes oreilles d’amateur ! Je suis d’autant plus subjugué qu’ils ne nous font pas l’affront de quelques Medleys à la va vite. Les quelques morceaux que j’ai pu entendre ont été joués dans leur quasi intégralité. Je prends de plus en plus de plaisir à les voir déballer leur musique et leur bonne humeur. Mais quelque chose cloche toujours. Je regarde les gens autour de moi. Peut-on tirer une statistique représentative de ce petit panel ? Oui ! Le compte est vite fait. Au milieu de quelques jeunes, certains ados, d’autres en âge d’être étudiants, je retrouve surtout des parents avec leurs gamins, voire des grands-parents avec leurs petits-enfants. Plutôt des femmes que des hommes d’ailleurs. Je rigole intérieurement. Cette scène me paraît tellement cocasse. Je remercie aussi ce groupe dont le nom me restera inconnu hélas, étourdi comme je l’ai été, sans doute trop absorbé par l’originalité de la scène qui se déroule devant mes yeux. Grâce à ces énergumènes qui semblent tout droit sortis d’un monde parallèle, ces gens si enthousiastes découvrent des musiques qu’ils renieraient sans doute dans d’autres circonstances. Quelles circonstances me direz-vous ? Attendez, le Virgin est juste à côté. Je me prête à rêver qu’en moins de 5 minutes, j’entre dans le magasin, j’accoure au rayon musique, CDs, genre rock, peut-être hard. J’y suis, A, B, C…I. Ah !! Je récupère le CD en question, passe à la caisse, ressort et présente le précieux sésame à l’une des grand-mères les plus enthousiastes du public. Sans doute me regardera-t-elle avec de gros yeux. Oui, sur la jaquette se dessine vaguement une jolie tête de mort souriante, mais pas forcément très avenante ! Devant son refus, je l’escorterai à faire un effort ! Non, mamie, ce n’est pas une musique sacrilège que voilà ! Si tu as aimé la musique de ces petits troubadours, tu aimeras la musique contenu dans ce CD. Elle me regardera avec de gros yeux, et elle essaiera de déchiffrer le nom du groupe. Iron quoi ? Iron Maiden mamie. C’est un vieux groupe, et ils ont presque ton âge maintenant ! La musique que tu as entendue mamie, la musique qui t’a tant emballée, la musique qui m’a interpellé tout à l’heure, qui m’a semblé comme une bizarrerie, c’était Blood Brothers mamie !